Une autre contribution parue cet été dans L’argent, dirigé par Franck Laffaille
Argent et stabilité juridique, Le cas des Etats Confédérés d’Amérique
http://www.mareetmartin.com/livre/largent
en voici les premières lignes :
« Not worth a continental » (expression que l’on peut traduire par « Même pas la valeur d’un continental) illustre parfaitement la complexité du rapport des Américains à leur monnaie au cours de leur histoire. Le Continental est le billet de banque émis par le congrès continental, durant la guerre d’indépendance.
L’histoire coloniale du papier-monnaie était déjà compliquée pour les habitants de l’Amérique du Nord. Si on excepte la Pennsylvanie, les autres tentatives de création de papier-monnaie dans les colonies britanniques avaient conduit à des échecs retentissants. Le parlement britannique était même intervenu en 1751 pour réguler la circulation du papier-monnaie et en limiter l’usage[1].
Avec la guerre d’indépendance, la principale question du congrès qui représente les nouveaux États américains concerne le financement des hostilités. Pour ce faire, les représentants des États en guerre décident de faire imprimer des billets pour financer le conflit. Connus sous le nom de « Continental Currency »[2], puis « Continentals », les billets se déprécient très rapidement pour deux raisons principales : d’une part, le maintien d’autres billets au niveau des différents États, les populations ayant plus confiance dans ces instruments locaux que dans le papier monnaie continental, d’autre part, le contexte de guerre et ses conséquences, les Britanniques ayant choisi d’inonder les anciennes colonies de contrefaçons… A la fin de l’année 1778, le Continental n’a plus qu’un septième de sa valeur faciale. En 1780, ce taux tombe à 1/40… Malgré plusieurs tentatives, le congrès finit par en interdire la circulation en mai 1781. Certains comme Benjamin Franklin voient même dans cette dépréciation systématique de la monnaie une forme d’impôt déguisé payé par la population américaine pour financer la guerre[3]…
Ce premier épisode est significatif en lui-même. D’abord, il montre qu’il existe aux États-Unis, dès la naissance du pays, une méfiance vis-à-vis du papier-monnaie et de son utilisation ; le fait que le terme soit entré dans le langage courant pour désigner un objet sans valeur constitue un symbole certain. Ensuite, il fournit déjà un cadre plus général pour comprendre les difficultés rencontrées aux États-Unis pour mettre en place une monnaie commune ; dès cette époque, il y a une concurrence entre un pouvoir confédéral et un pouvoir étatique, la question d’une monnaie unique entraînant presque automatiquement celle de la confiance dans le système politique. Enfin, il marque profondément les esprits et devient un symbole politique autour duquel des responsables majeurs de la jeune Amérique vont s’affronter ; Thomas Jefferson ne cessera d’affirmer tout au long de son existence sa méfiance à l’encontre du papier-monnaie et du système bancaire[4]. De fait, un simple regard sur l’histoire monétaire et financière des États-Unis suffit pour comprendre les réticences en la matière. Malgré de multiples tentatives, durant la période révolutionnaire (the Bank of North America en 1782), dans les premières années de fonctionnement de la fédération (la banque fédérale créée en 1791 à l’initiative d’Alexander Hamilton), ou encore avec la république d’Andrew Jackson (la querelle autour de cette banque marque profondément la présidence de ce général symbolique), il faut attendre le début du XXe siècle pour voir naître une banque fédérale, sous le nom de réserve fédérale, en 1907. Elle ne devient une véritable banque centrale qu’après 1929[5]…
La période révolutionnaire est connue pour un phénomène d’hyperinflation en lien justement avec ce papier-monnaie et sa fragilité. Du point de vue institutionnel, cette période historique se caractérise par une incertitude concernant le lieu réel du pouvoir politique. Est-il entre les mains des différents États ? Est-il concentré, au contraire, entre les mains d’un congrès continental qui représenterait les États dans le conflit ? Le fait que la guerre d’indépendance commence d’abord dans les différents États avec des déclarations individuelles (on pense à la Virginie) est suffisant pour comprendre que, à cette époque, c’est bien le niveau étatique qui est mis en avant. Certes, le congrès continental est nécessaire pour mener la guerre. Mais les habitants des anciennes colonies refusent de lui donner des pouvoirs importants. Or, le premier de ces pouvoirs est évidemment celui de battre monnaie, ce qui renvoie à la théorie étatique et à la naissance même de la forme étatique.
L’autre période d’hyperinflation la plus connue aux États-Unis intervient entre 1861 et 1865 et a pour cadre la Confédération des États du Sud[6]. Est-ce surprenant ? Au regard des circonstances, on peut en douter. De fait, les principales interrogations semblent similaires. Les États du Sud ont choisi de faire sécession à l’automne 1860 et au printemps 1861 parce qu’ils refusaient les pouvoirs, excessifs selon eux, qui avaient été confiés au gouvernement fédéral (la querelle autour de l’esclavage entrait exactement dans ces discussions puisque les États du Sud craignaient de voir le gouvernement fédéral abolir cette institution). La guerre qui se déclenche leur pose un problème pratique : pour pouvoir résister aux troupes fédérales, les États sécessionnistes doivent s’unir derrière un gouvernement, du moins dans la perspective militaire. Autrement dit, tout en affirmant leur indépendance et leur souveraineté, les États sécessionnistes sont contraints de donner un pouvoir relativement important à un gouvernement confédéral. Le parallèle est d’autant plus saisissant que, pour financer le conflit, le gouvernement confédéral va avoir recours au papier-monnaie.
L’étude des circonstances qui ont conduit à mettre en place les billets confédérés et de l’évolution de cette monnaie nous permet de mieux comprendre le rapport entre la stabilité de l’État, au niveau politique et juridique, et le rapport à l’argent dans les formes choisies pour son utilisation. Y a-t-il un lien entre une instabilité étatique et une monnaie fragile ou défaillante ? La réponse semble évidente au regard de l’exemple de la guerre civile. Durant cette période, au sein de la Confédération des États du Sud, les monnaies apparaissent sous de multiples formes, ce qui constitue un premier indice au regard de leur valeur et de la confiance qui leur est accordée (I). Comment s’étonner dans ce cas des effets à moyen terme de cette fragilité initiale sur l’argent et sur sa valeur (II) ?
[1] Joseph Ernst, Money and Politics in America, 1755-1775: A Study in the Currency Act of 1764 and the Political Economy of Revolution, UNC Press Books, 2014 (réédition, 1973), 422 p.
[2] Farley Grubb, “Creating the U.S. Dollar Currency Union, 1748-1811: A Quest for Monetary Stability or a Usurpation of State Sovereignty for Personal Gain?”, The American Economic Review, Vol. 93, No. 5 (Dec., 2003), p. 1778-1798; Robert Friedberg, Ira S. Friedberg, Arthur Friedberg, Paper Money of the United States: A Complete Illustrated Guide with Valuations : the Standard Reference Work on Paper Money, Coin & Currency Institute, 2010, 304 p.; p. 11.
[3] Ben Baack, "America's first monetary policy: inflation and seigniorage during the Revolutionary War", Financial Historical Review, Volume 15, 2, October 2008 , p. 107-121; James Willard Hurst, A Legal History of Money in the United States, 1774-1970, Beard Books, 2001, 367 p.; Ralph Volney Harlow, “Aspects of Revolutionary Finance, 1775-1783”, The American Historical Review, Vol. 35, No. 1 (Oct., 1929), p. 46-68.
[4] Voir par exemple une lettre à John Adams du 24 janvier 1814, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/03-07-02-0083#RFH66054618140124100_5
[5] Friedberg, Paper Money of the United States.
[6] John Christopher Schwab, “Prices in the Confederate States, 1861-65”, Political Science Quarterly, Vol. 14, No. 2 (Jun., 1899), p. 281-304; sur le régime et les questions financières, John Christopher Schwab, The Confederate States of America, 1861-1865: A Financial and Industrial History of the South During the Civil War, Yale University Press, 1913, 332 p.; Milton Friedman, “Price, Income, and Monetary Changes in Three Wartime Periods”, The American Economic Review, Vol. 42, No. 2, Papers and Proceedings of the Sixty-fourth Annual Meeting of the American Economic Association (May, 1952), p. 612-625.