Le 1er avril dernier a eu lieu, à la Faculté de Droit et de Science politique de Reims, la quatrième journée des Cahiers Rémois Annuels de Droit et Politique Etrangers et Comparés. Le thème retenu: Droit et littérature.
Je me suis intéressé au mouvement américain qui depuis le début du XXe siècle développe des études sur cette question. Vous trouverez ci-dessous un extrait de cette intervention:
Droit et littérature, un mouvement juridique et démocratique.
En droit français, la logique transversale en matière d'études s'avère relativement restreinte. De fait, les juristes français n'abordent que rarement des analyses concernant d'autres disciplines et les relations que peut entretenir la matière juridique avec ces dernières. De la sorte, l'étude d'un mouvement comme droit et littérature permet de mettre en lumière les différences notables entre l'approche française et la perspective américaine. Dans cette mesure, depuis une dizaine d'années, des universitaires français s'intéressent au rapprochement entre droit et littérature ; des colloques sont même organisés (on peut citer l'un des derniers qui s'est tenu à Paris entre le 25 et le 27 février 2010). Néanmoins, cet intérêt cache mal une approche encore parcellaire puisque, en France, dans la plupart des cas, le rapprochement entre droit et littérature se traduit par une étude des romans comportant une dimension juridique. Le fait que, aux États-Unis, le mouvement ait acquis une ampleur considérable, y compris parmi les praticiens du droit conduit à s'interroger sur les conséquences théoriques de ce rapprochement et la différence existant entre la France et les États-Unis sur ce point. On peut avancer une première hypothèse : l'analyse littéraire du droit est aussi un moyen d'améliorer la lisibilité du Common Law, ce qui naturellement explique son développement aux États-Unis et non en Europe (la Grande-Bretagne exceptée).
Le regard porté sur ce mouvement théorique doit donc avant tout être américain même si la dimension internationale ne peut être ignorée. Pour un juriste comparatiste, le mouvement droit et littérature est un véritable modèle. Né aux États-Unis, au début du XXe siècle, et repris au milieu des années 70, il a connu non seulement une postérité américaine impressionnante, mais également un succès quasi international par l'intégration d’une partie de sa logique dans de nombreux pays. Au regard des premiers développements, on aurait pu s'en étonner.
Deux personnalités s'étaient initialement penchées sur cette question, deux juristes pour être précis. Le premier, John Wigmore, est un enseignant en Droit, né en 1863. Après des études de Droit, il part enseigner au Japon et revient aux Etats-Unis en 1893. Spécialiste de la preuve en droit américain, il analyse le système juridique qu’il connaît et s’efforce d’en souligner les défauts. L’identité du second est encore plus révélatrice de l’importance du mouvement en question : il s’agit de Benjamin Nathan Cardozo, juge à la cour d'appel de New York avant de devenir juge à la Cour suprême. Dès le départ, le mouvement est donc le fait d’un enseignant et d’un praticien.
La poursuite de ce mouvement dans les années 70 avec la sortie de Legal imagination de James Boyd White induit une véritable explosion au sein de nombreuses universités américaines. Les débats se multiplient, certains ont d'ailleurs la faveur des médias comme celui opposant Richard Posner et Richard Weisberg. La logique interne à ce mouvement, rapprocher le droit et la littérature, est même reprise par deux juges de la Cour suprême, Scalia et Breyer, qui échangent leurs analyses par livres interposés.
Une telle effervescence ne manque pas de surprendre au premier abord. Au fond, le mouvement en question prône simplement la relecture de romans comportant des éléments de droit. Simple jeu intellectuel ? Loin s'en faut. Cette première conception, défendue par Wigmore, intitulée le droit dans la littérature, n'est qu'un aspect de la question. Cardozo ne tarde pas à compléter cette première vision par une recherche sur le droit comme littérature. On pourrait penser que, dans ce dernier aspect, la question théorique est plus importante et donc plus intéressante. Pourtant, dans les deux cas, on assiste à l'édification d'une véritable théorie du droit. Lire le droit et lire des ouvrages parlant de droit impliquent d'étudier la société qui crée ce droit et dans laquelle il s'applique.
L'idée de Wigmore était déjà de sortir les juristes de leur approche trop professionnalisée et restreinte. La systématisation, à partir des années 70, accompagnée d'une volonté de clarifier (de démocratiser ?) le droit, signifie un questionnement beaucoup plus profond. Les juges sont toujours présents dans cette interrogation mais ils sont rejoints par des universitaires : le droit peut (et doit) être réexaminé (relu pourrait-on dire) dans une perspective démocratique. En franchissant l'Atlantique, l'approche atteint une dimension plus généraliste. De technique liée au Common Law, la double interprétation, littéraire et juridique, passe à moyen de théoriser, de problématiser la réflexion juridique dans son ensemble.
Les deux approches, le droit dans la littérature et le droit comme littérature, se nourrissent l'une l'autre sans toujours s'exclure pour renouveler le regard du juriste lui-même sur sa matière. C'est le sens même de la réflexion et de l'action juridiques qui est au cœur de ces nouveaux débats. Peut-on dans ce cas réduire ce mouvement à une simple approche comparatiste ou étrangère ? Assurément non. Derrière un mouvement comparatiste avec tous ses caractères (I), droit et littérature offre aussi un visage politique et juridique majeur en s'inscrivant dans des problématiques démocratiques (II).