La non confirmation d’un candidat à la cour suprême des États-Unis
RRJ 2018/2
1ères lignes:
Évoquant les emplois publics de la jeune fédération américaine, dans une lettre à des marchands du Connecticut, en 1801, le président Thomas Jefferson avait eu cette formule : « ils se libèrent rarement par la mort, jamais par la démission ». Appliquée par la suite à la cour suprême, cette expression a donné naissance à une autre sentence : « les juges de la cour suprême ne démissionnent jamais et meurent rarement ». Son but : insister sur la relative permanence de l’acteur judiciaire fédéral, en raison de la nomination à vie de ses membres. L’histoire récente de l’institution judiciaire américaine semble vouloir faire mentir cet adage. En deux années, deux juges ont « libéré » leur poste : Antonin Scalia est décédé en février 2016, Anthony Kennedy a démissionné en juin 2018.
Au regard du fonctionnement américain, il s’agit de deux événements majeurs. D’abord, parce qu’il s’agit dans les deux cas de remplacer un juge[1], ce qui se produit relativement rarement[2]. Ensuite, parce qu’un tel remplacement peut avoir des conséquences essentielles sur les équilibres politiques au sein de la cour fédérale[3], ce qui n’est pas anodin en raison de l’importance de sa jurisprudence en matière de droits fondamentaux et de perspectives juridiques, aux États-Unis. Scalia a été remplacé par Neil Gorsuch, un républicain conservateur, nommé par le nouveau président élu à l’automne 2016, Donald Trump. Quant à Anthony Kennedy, c’est Brett Kavanaugh un autre républicain conservateur qui a été nommé puis confirmé. Ces deux changements consacrent le début d’une nouvelle ère aux États-Unis puisque dorénavant la cour suprême sera dominée par une majorité de cinq juges conservateurs, issus des rangs républicains, la minorité étant constituée de quatre juges démocrates.
Au-delà de l’aspect institutionnel majeur, une hypothèse est brusquement réapparue dans le cadre de la seconde procédure de remplacement. Alors que les auditions étaient commencées et qu’une majorité républicaine semblait acquise au candidat, des rumeurs concernant des agressions sexuelles commises par Kavanaugh durant ses études sont venues fragiliser sa position. Aucune suite judiciaire n’était possible, pour des questions de prescription. L’affaire en question a soulevé la question du comportement d’un juge et de sa prise en compte par le Sénat. Par le passé, cet argument a été utilisé pour refuser une confirmation. La situation pouvait-elle conduire à un tel dénouement ? Le sénat a répondu par la négative mais les débats ont fait ressurgir une éventualité, la non confirmation d’un candidat à la cour.
Historiquement, le refus de confirmation peut être qualifié de rare[4]. En un peu plus de deux siècles de fonctionnement, on en dénombre seulement une trentaine. En voici la liste (nous avons ajouté la date de nomination, le président qui l’a effectuée et les conditions du rejet)[5] :
William Paterson, nommé en 1793 par George Washington, candidature retirée
John Rutledge, nommé en 1795 par George Washington, candidature rejetée (10 voix contre 14)
Alexander Wolcott, nommé en 1811 par James Madison, candidature rejetée (9 voix contre 24)
John J. Crittenden, nommé en 1828 par John Quincy Adams, candidature reportée (définitivement)
Roger B. Taney, nommé en 1835 par Andrew Jackson, candidature reportée (confirmée ultérieurement)
John C. Spencer, nommé deux fois en 1844 par John Tyler, candidature rejetée (21 voix contre 26) puis retirée
Reuben H. Walworth, nommé trois fois en 1844 par John Tyler, candidature retirée, deux fois, puis sans suite
Edward King, nommé en 1845 par John Tyler, candidature retirée
John M. Read, nommé en 1845 par John Tyler, candidature sans suite
George W. Woodward, nommé en 1845 par James Polk, candidature rejetée (20 voix contre 29)
Edward A. Bradford, nommé en 1852 par James Fillmore, candidature sans suite
George E. Badger, nommé en 1853 par James Fillmore, candidature reportée puis retirée
William C. Micou, nommé en 1853 par James Fillmore, candidature sans suite
Jeremiah S. Black, nommé en 1861 par James Buchanan, candidature rejetée (25 voix contre 26)
Henry Stanbery, nommé en 1866 par Andrew Johnson, candidature annulée
Ebenezer R. Hoar, nommé en 1869 par Ulysses Grant, candidature rejetée (24voix contre 33)
George Henry Williams, nommé en 1873 par Ulysses Grant, candidature reportée puis retirée
Caleb Cushing, nommé en 1874 par Ulysses Grant, candidature retirée
Thomas Stanley Matthews, nommé en 1881 par Rutherford Hayes, candidature sans suite (confirmée sous le président suivant)
William B. Hornblower, nommé en 1893 par Grover Cleveland, candidature rejetée (24 voix contre 30)
Wheeler Hazard Peckham, nommé en 1894 par Grover Cleveland, candidature rejetée (32 voix contre 41)
John J. Parker, nommé en 1930 par Herbert Hoover, candidature rejetée (39 voix contre 41)
Abe Fortas, nommé en 1968 par Lyndon B. Johnson, candidature retirée
Homer Thornberry, nommé en 1968 par Lyndon B. Johnson, candidature annulée
Clement Haynsworth, nommé en 1969 par Richard Nixon, candidature rejetée (45 voix contre 55)
G. Harrold Carswell, nommé en 1970 par Richard Nixon, candidature rejetée (45 voix contre 51)
Robert H. Bork, nommé en 1987 par Ronald Reagan, candidature rejetée (42 voix contre 58)
Douglas H. Ginsburg, nommé en 1987 par Ronald Reagan, candidature retirée
Harriet Miers, nommée en 2005 par George Walker Bush, candidature retirée
Merrick Garland, nommé en 2016 par Barack Obama, candidature sans suite.
Un simple regard sur cette liste fait apparaître des hypothèses très différentes. À côté du rejet pur et simple, par le vote du Sénat, on trouve plusieurs autres possibilités : un retrait de candidature, une annulation, ou une candidature qui n’a pas été suivie d’une quelconque procédure. Derrière l’aspect purement formel, quelle signification précise peuvent avoir de tels refus ?
Si on s’intéresse au texte constitutionnel, la désignation d’un nouveau juge dépend des deux autres organes américains au niveau fédéral : le président, qui nomme un candidat, et le Sénat qui doit confirmer cette nomination à la majorité simple. Il s’agit de l’application pratique de la section 2 de l’article II de la constitution de 1787.
Concrètement, cela signifie que la procédure fait intervenir deux acteurs, le président et le Sénat. Un refus est-il nécessairement le signe d’une opposition entre les deux organes ou concerne-t-il le candidat lui-même ?
Avant de poursuivre, il est nécessaire d’écarter certains de ces échecs. Le premier cas, William Paterson, apparaît anodin en raison de son contexte. En 1793, George Washington souhaite nommer Paterson à un poste de juge à la cour fédérale[6]. Il découvre après la nomination officielle que son statut actuel – il est encore sénateur – rend impossible cette nomination. Il choisit donc de la retirer pour pouvoir la présenter une nouvelle fois, à la fin du mandat de Paterson. C’est ce qui sera fait, avec une confirmation aisée à la suite. Dans une logique relativement similaire, l’annulation de la nomination d’Homer Thornberry, en 1968, est directement liée à l’échec d’une procédure précédente[7]. Le président en exercice, Lyndon Johnson, avait voulu nommer un juge de la cour suprême, Abe Fortas, comme nouveau président. Ceci libérait un poste, ce qui avait conduit le président à proposer Thornberry. L’échec de la confirmation de Fortas ferme automatiquement la procédure concernant celui-ci.
Mais les cas de ce type sont relativement peu nombreux. Dans les vingt-huit autres hypothèses, de véritables questions se sont posées concernant la confirmation des candidats. En les examinant plus précisément, on constate que les refus obéissent à deux logiques différentes. Est-ce une surprise ? La cour suprême, au cœur des institutions américaines, n’est pas seulement l’organe judiciaire. En raison de sa jurisprudence, en raison de ses prises de position dans de nombreux débats par le passé, la juridiction fédérale a aussi une forte coloration politique, qui est d’ailleurs confirmée par sa composition. De la sorte, on constate que les nominations de juge font l’objet de deux types de réaction : d’un côté, le refus de confirmation du Sénat (explicite ou implicite, nous y reviendrons) peut être clairement motivé par des arguments politiques et partisans (I) ; de l’autre, il revêt une tout autre signification, puisqu’il s’agit d’un acte à visée judiciaire, qui prend en compte le caractère inadapté du candidat ou de la candidate (II).
[1] Concernant la procédure de nomination et de confirmation, voir entre autres les ouvrages suivants, Denis Steven Rutkus, Maureen Bearden, R. Sam Garrett, Supreme Court Nominations, 1789-2005: Actions (including Speed) by the Senate, the Judiciary Committee, and the President, Nova Publishers, 2007, 142 p.; Betsy Palmer, Supreme Court Nominations, Nova Science Publishers, 2009, 256 p.; Michael Comiskey, Seeking justices: the judging of Supreme Court nominees, University Press of Kansas, 2004, 287 p. Au titre des articles, on peut consulter Joel B. Grossman, Stephen L. Wasby, “The Senate and Supreme Court Nominations: Some Reflections”, Duke Law Journal, Vol. 1972, No. 3 (Aug., 1972), p. 557-591; Bryon J. Moraski, Charles R. Shipan, “The Politics of Supreme Court Nominations: A Theory of Institutional Constraints and Choices”, American Journal of Political Science, Vol. 43, No. 4 (Oct., 1999), p. 1069-1095; P. S. Ruckman, Jr., “The Supreme Court, Critical Nominations, and the Senate Confirmation Process”, The Journal of Politics, Vol. 55, No. 3 (Aug., 1993), p. 793-805.
[2] Depuis 1789, année de sa mise en place, la cour n’a connu que 113 membres.
[3] Sur les aspects politiques, Christine L. Nemacheck, Strategic Selection: Presidential Nomination of Supreme Court Justices from Herbert Hoover Through George W. Bush, University of Virginia Press, 2008, 187 p.; Sur les enjeux politiques entre président et cour, Julie Novkov, The Supreme Court and the Presidency: Struggles for Supremacy, CQ Press, 2013, 472 p.; Wayne Sulfridg, “Ideology as a Factor in Senate Consideration of Supreme Court Nominations”, The Journal of Politics, Vol. 42, No. 2 (May, 1980), p. 560-567.
[4] Sur ces échecs, on peut consulter par exemple John Massaro, Supremely Political: The Role of Ideology and Presidential Management in Unsuccessful Supreme Court Nominations, SUNY Press, 1990, 272 p. Les autres ouvrages sur la procédure de confirmation contiennent également des développements importants. Voir aussi les articles suivants : Keith E. Whittington, “Presidents, Senates, and Failed Supreme Court Nominations”, The Supreme Court Review, Vol. 2006, No. 1 (2006), p. 401-438 ; L J Zigerell, “Senator Opposition to Supreme Court Nominations: Reference Dependence on the Departing Justice”, Legislative Studies Quarterly, Vol. 35, No. 3 (August 2010), p. 393-416.
[5] John J. Patrick, The Supreme Court of the United States: A Student Companion, Oxford University Press, 2006, 416 p.
[6] Gertrude Sceery Wood, William Paterson of New Jersey, 1745-1806, Fair Lawn Press, inc., 1933, 217 p.; p. 127-129.
[7] Kyle Longley, LBJ's 1968: Power, Politics, and the Presidency in America's Year of Upheaval, Cambridge University Press, 2018, 374 p.; p. 160 et suiv.