article paru dans Âge d'or et décadence, sous la direction du Professeur Franck Laffaille, Mare et Martin, 2025
premières lignes
L’âge d’or désigne un mythe qui nous renvoie aux anciennes traditions grecques et romaines. Dans l’évolution de l’humanité, les mythologies antiques évoquent un âge d’argent, un âge d’airain et un âge de fer, auxquels on ajoute l’âge d’or, censé apparaître juste après la création de l’homme. Cette dimension mythique est largement illustrée par la définition de cette époque[1], un temps où règne la justice, synonyme d’une époque d’abondance et de bonheur et d’une période d’innocence. Les hommes sont censés vivre presque éternellement et mourir sans souffrance.
Comme souvent, les mythes antiques ont nourri l’imaginaire des siècles suivants. Cet âge d’or est devenu synonyme d’un passé prospère et mythique, une époque révolue dont on se souvient avec d’autant plus de nostalgie qu’il est impossible de la faire revivre.
En 1873, deux écrivains américains, Mark Twain[2] et Charles Dudley Warner travaillent ensemble pour rédiger un roman intitulé the Gilded Age : a Tale of Today[3]. Son intrigue se déroule dans l’époque contemporaine, c’est-à-dire l’Amérique du milieu des années 1870. Le terme Gilded Age[4] est resté pour désigner cette période qui se caractérise par une prospérité économique majeure, un développement industriel sans précédent et une profonde transformation des États-Unis avec, non seulement la naissance de grands groupes industriels, mais aussi et surtout des modifications majeures de l’organisation territoriale.
Et pourtant… Quand on revient aux termes utilisés dans cet intitulé, on ne peut que se demander si la dimension mythique n’a pas été étonnamment décalée. De fait, le livre s’intitule the Gilded Age et non the Golden Age. Autrement dit, le roman fait référence non pas à un âge d’or mais à un âge doré, au sens d’un placage en or sur un métal sans valeur…
Dans ces conditions, l’âge doré décrit par Mark Twain change totalement de tonalité. Derrière la prospérité apparente, les États-Unis sont en réalité au cœur d’une époque dramatique, assez triste et plutôt sombre, selon les auteurs. Les apparences sont trompeuses. La réalité est faite de corruption, de pauvreté, d’illusion, ce que le roman décrit avec précision.
Pour un juriste, ce jeu avec les mots attire immédiatement l’attention. Car, et c’est un fait reconnu, cette période, qui s’étend entre la guerre civile et le début du XXe siècle, est bel et bien considérée comme un moment de très grande prospérité, moment essentiel pour le développement des États-Unis modernes.
À cet égard, il est très instructif de revenir sur l’apparence – la prospérité économique et l’évolution sociale et politique – pour mieux en comprendre les hypocrisies et les contradictions. Pour cela, l’utilisation du prisme juridique est singulièrement pertinente. De fait, si, en apparence, nous avons affaire à un âge d’or en matière économique et industrielle (I), c’est une tout autre réalité sociale et politique qui apparaît, lorsqu’on s’intéresse aux conséquences de cette expansion économique sans contrôle (II).
[1] On fait référence à Hésiode comme étant le promoteur de cette expression ; G. Minois, L'Âge d'or : Histoire de la poursuite du bonheur, Fayard, 2009, 552 p.
[2] E. Emerson, Mark Twain, A Literary Life, University of Pennsylvania Press, 2017, 416 p., R. Powers, Mark Twain: A Life, Free Press, 2006, 736 p.
[3] M. Twain: The Gilded Age and Later Novels : The Gilded Age / The American Claimant / Tom Sawyer Abroad / Tom Sawyer, Detective / no 44, The Mysterious Stranger, Library of America, 2002, 1053 p.
[4] Ch. W. Calhoun, The Gilded Age: Perspectives on the Origins of Modern America, Rowman & Littlefield, 2007, 391 p.; S. D. Cashman, America in the Gilded Age: From the Death of Lincoln to the Rise of Theodore Roosevelt, NYU Press, 1993, 425 p.; T. A. Upchurch, Historical Dictionary of the Gilded Age, Scarecrow Press, 2009, 320 p.; concernant les deux ères qui se succèdent, B. Campbell, « Comparative Perspectives on the Gilded Age and Progressive Era », The Journal of the Gilded Age and Progressive Era, vol. 1, no 2, (Apr., 2002), p. 154-178; pour les ouvrages français on peut citer J. Portes, Histoire des États-Unis, De 1776 à nos jours, Armand Colin, 2013, 424 p.; v. le Chapitre 4 - L’âge doré entre deux ères (1877-1898), p. 99-129.