Cet article reprend une intervention faite aux journées d'études des
Cahiers Rémois Annuels de Droit et Politique Etrangers et Comparés.
Il sera publié dans le volume 2 de ces Cahiers.
extraits:
"Ces journées d’études initiées l’an passé ont pour fondement une invitation au voyage. Droit étranger et droit comparé, les travaux livrés ici ont pour dessein de décliner la thématique choisie dans différents systèmes juridiques. J’aimerais toutefois, dans cette intervention consacrée aux Etats-Unis, vous inviter à un double voyage. Au voyage spatial, j’ajouterai un voyage temporel car le sujet choisi, la laïcité, incite à rechercher les fondements de la conception américaine dans un passé aux multiples conséquences encore aujourd’hui.
Avant de commencer, le titre choisi, « la laïcité américaine, l’illusion démocratique », appelle deux remarques. D’une part, le terme de laïcité est expressément lié à la France, la transposition sans changement dans la conception juridique américaine pose un certain nombre de questions. Il s’agit donc de comparer les deux états de droit. D’autre part, l’idée d’illusion démocratique renvoie au cœur même de cette spécificité américaine. En 1639, quand Corneille crée l’Illusion comique, il propose au spectateur une mise en abyme, une pièce dans la pièce. L’auteur donne à voir une réalité qui n’est en fait qu’une illusion pour les spectateurs. En actualisant les recherches sur la laïcité américaine, la même impression domine et préside la présente intervention. L’illusion – ce que l’on voit au premier abord, ce que l’on donne à voir – et la réalité en matière de religion aux Etats-Unis font naître une curieuse résonance. La comparaison avec la France permet de souligner la spécificité américaine sur ce point précis[1].
En droit français le terme de laïcité revêt un sens particulier et gouverne notre rapport aux questions religieuses en termes de législation. La situation américaine semble identique par certains côtés surtout si l’on s’attarde sur les décisions juridictionnelles récentes (§1). Néanmoins, le présent américain comporte aussi un autre aspect, moins visible peut-être mais tout aussi important. Parce que le passé de la république américaine a entretenu un lien prégnant avec la religion, son présent en conserve encore certaines traces, rendant beaucoup plus incertain le concept américain de laïcité (§2). De la sorte, on pourrait dire qu’à une laïcité proclamée comme respectant la sphère religieuse au nom des droits de tous répond une tolérance américaine face à toutes les religions au nom de la liberté de chacun.
(...)
Ainsi la pièce qui se joue devant nous peut à tout moment changer d’aspect. Les décors présents en coulisses peuvent remplacer le dispositif existant. De surcroît, et cet élément est essentiel, la machinerie censée garantir le bon fonctionnement, la Cour Suprême, est sujette à des revirements majeurs qui viennent modifier profondément la situation juridique. L’illusion est par conséquent parfaite si l’on ne regarde que le décor ; la réalité s’avère beaucoup plus complexe et la garantie juridique fragile…
Dans cette conclusion, j’évoquerai également deux points. Le premier est directement relié au sujet traité et concerne les évolutions potentielles des deux systèmes. Le second est plus général et porte sur la constitution américaine et sa perception.
Tout d’abord, pour en terminer avec la question de la laïcité dans cette approche comparée, j’aimerai simplement soulever la double évolution à laquelle nous sommes en train d’assister. Durant les dernières décennies, l’Amérique a abandonné une grande partie de ses principes religieux pour s’efforcer de concevoir un concept de laïcité relativement neutre. Il faut nuancer cette approche puisqu’elle est partiellement remise en cause par les dernières décisions sans être totalement abandonnée. A l’inverse, de manière générale, la France tend à nuancer sa conception jusque là neutre et laïque. La nuance ne signifie pas abandon mais peut constituer le premier pas pour un rapprochement du système américain.
Ensuite, je préciserai que l’analyse de cette notion de laïcité me paraît symptomatique lorsque l’on regarde le système américain dans son ensemble. J’aimerais m’attarder un instant sur la constitution américaine et la perception que nous en avons. Il est fréquent de vanter sa stabilité en l’opposant à l’instabilité politique, institutionnelle et constitutionnelle de la France durant les deux derniers siècles. De manière provocatrice, et la notion de laïcité le démontre, je préfère au contraire évoquer l’instabilité américaine. La permanence constitutionnelle dissimule en réalité une réinterprétation constante des principes qui fondent la société américaine. Les institutions varient en fonction des élections et les principes, parce que fondés sur une interprétation jurisprudentielle, dépendent de la couleur de la Cour Suprême. Cet étrange constat explique les particularités du système américain dans son ensemble et rend presque impossible une approche parallèle des deux traditions. Laïcité française et laïcité américaine sont par conséquent très différentes dans leurs fondements parce qu’à la neutralité teintée d’hostilité initiale de l’une répond la tolérance parfois fragile et presque sous-tendue de religiosité de l’autre. Tel n’est pas le moindre des paradoxes de la République de Washington.
[1] Le concept de laïcité a fait l’objet de plusieurs études dans des manuels généraux et de nombreux articles; on soulignera toutefois deux colloques récents: le premier date de 2003; il a été publié dans la revue Tocqueville, 2003/1, vol. XXIV, le second date de 2005, édité sous le titre la Conception américaine de la laïcité , sous la direction d’E. Zoller, Dalloz, thèmes et commentaires.